Le 27 novembre, sur TF1, Michel Barnier avait averti qu’une éventuelle chute de son gouvernement entraînerait “des turbulences graves sur les marchés financiers”. Une semaine plus tard, nous y voilà. En confirmant que le RN votera ce 4 décembre la censure contre l’exécutif, Marine Le Pen va-t-elle précipiter la France dans l’inconnu budgétaire et politique et provoquer par la même occasion une onde de choc à l’échelle européenne ? L’économiste irlandais Eoin Drea en a bien peur. “Si Marine Le Pen fait tomber le gouvernement français comme annoncé ou si les marchés venaient à estimer qu’aucun plan réaliste n’existe pour réduire le déficit, cela pourrait déclencher une crise majeure au sein de la zone euro”, prévient ce chercheur au Wilfried Martens Centre for European Studies, un think tank de centre droit affilié au Parti populaire européen. Une crise qui pourrait surpasser en gravité celle qu’a connue la zone euro avec la Grèce en 2010 : “On parle ici de la deuxième plus grande économie d’Europe !”, souligne dans un entretien à L’Express Eoin Drea, plus “inquiet” pour la France que pour l’Allemagne, qui elle, bien que mal en point, dispose de réelles marges de manœuvre “pour réorienter rapidement son économie”. “La France ne s’en sortira pas sans une réforme à 360 degrés ambitieuse”, assure-t-il.L’économiste déplore par ailleurs que l’Union européenne ait négligé ces dernières années les piliers qui ont initialement contribué à son succès économique, en particulier le marché unique. Soulignant “la chance incroyable de vivre sur un continent riche, sûre et prospère”, ce spécialiste appelle les citoyens du Vieux Continent à adopter un véritable “un changement de mentalité”, ne serait-ce que pour préserver l’avenir des générations futures. Entretien.L’Express : Une dette astronomique, un déficit commercial qui se creuse… Le tout dans un contexte politique et budgétaire incertain. La France devient-elle l’homme malade de l’Europe ?Eoin Drea : La situation économique de votre pays est particulièrement intéressante. Comparée à l’Allemagne, la France s’est distinguée par des choix judicieux en matière d’énergie au cours des dernières décennies. Elle a développé un système nucléaire performant, ce qui lui a permis de maintenir des coûts énergétiques bas, un avantage crucial pour son industrie par rapport à l’Allemagne. Votre pays a également investi massivement dans ses infrastructures de transport, ce qui constitue un autre point fort en comparaison avec votre voisin allemand. Donc, à bien des égards, la France peut être perçue comme l’une des économies les plus solides d’Europe, car elle dispose de ces piliers sur lesquels elle peut vraiment s’appuyer. Vu de l’étranger, on a l’impression qu’Emmanuel Macron a réellement transformé l’image de son pays, à nouveau attractif pour les affaires et les investissements. Mais cela ne suffit pas. En effet, la situation ne tourne vraiment pas rond au niveau des dépenses publiques et du déficit. Il suffit de regarder de près les propositions de Michel Barnier qui paraissent relativement modérées d’un point de vue économique. Son objectif, à savoir ramener le déficit à 3 % d’ici 2029, est loin d’être radical ! Nous ne sommes pas devant un Premier ministre prêt à “prendre une hache” pour réduire drastiquement les dépenses publiques. Toutefois, si le RN de Marine Le Pen provoquait la chute du gouvernement français comme annoncé ou si les marchés venaient à estimer qu’aucun plan réaliste n’existe pour réduire le déficit, cela pourrait déclencher une crise majeure au sein de la zone euro.Dans quelle mesure une crise économique en France peut-elle avoir de lourdes répercussions sur l’ensemble de la zone euro ?Eh bien, la France, ce n’est pas la Grèce. On parle ici de la deuxième plus grande économie d’Europe ! La crise grecque était très grave, mais elle pouvait être contenue simplement en raison de la taille de son économie. Et il y avait une volonté politique à Paris et à Berlin de maintenir la Grèce dans la zone euro. Une crise économique en France, en revanche, représenterait un défi majeur pour l’avenir de la zone euro. Si Michel Barnier échoue, les marchés financiers pourraient remettre en question la stabilité de la région. Actuellement, cette cohésion repose en grande partie sur la politique de la Banque centrale européenne (BCE), prête à intervenir en achetant des obligations françaises en cas de crise majeure. Cependant, le niveau d’endettement de la France est considérable, et un soutien financier prolongé dela Banque centrale européenne ne serait pas viable à long terme sans réformes politiques significatives perçues par les marchés. Le rôle de la BCE en tant que filet de sécurité ne peut être efficace qu’à court terme, à moins que les marchés ne perçoivent également des réformes substantielles en France. Sur ce point, cette dynamique rappelle la situation de la Grèce, où des réformes substantielles ont été nécessaires pour restaurer la confiance des investisseurs.Étant donné votre connaissance de l’économie française, quelle feuille de route donneriez-vous pour réduire certaines dépenses et mettre en place des politiques adaptées ?La France devrait déjà s’abstenir d’augmenter encore les taux d’imposition, qui sont déjà parmi les plus élevés en Europe. L’exemple de François Hollande avec sa fameuse taxe à 75 % sur les très hauts revenus illustre bien cette problématique : à l’échelle mondiale, ce type de taxation n’a jamais permis de transformer significativement les finances d’un pays. En réalité, ces mesures, lorsqu’elles sont mises en place poussent souvent les capitaux et les richesses à quitter le territoire. C’est la même chose pour l’impôt sur le revenu. On ne peut pas espérer que les gens travaillent davantage si, au final, ils ne conservent que, disons, 30 à 40 % de leur revenu. Ce n’est pas réaliste ! Il serait donc plus pertinent de concentrer les efforts sur une meilleure gestion des dépenses publiques et de mener une réforme à 360 degrés ambitieuse pour optimiser l’efficacité et la pertinence de chaque composante de ces dépenses. Une telle réforme constituerait un projet d’une ampleur exceptionnelle, mais probablement indispensable pour la France. Il faudrait aussi avoir le courage de prendre des décisions politiques difficiles s’agissant de la Sécurité sociale, qui est l’un des principaux postes de dépense du budget national (NDLR : 470 milliards d’euros de prestations sont versées chaque année par la Sécurité sociale, soit environ 25 % de la richesse nationale). Cela étant dit, lors d’une discussion avec des amis travaillant dans la City de Londres, il est apparu que le niveau actuel de la dette publique française – environ 110 % du PIB – ne suscite pas chez eux une grande inquiétude.Pourquoi cela ?Selon eux, ce niveau d’endettement demeure gérable pour une économie de la taille de la France. Ce qui les préoccupe davantage, c’est l’instabilité politique et l’incapacité apparente à mettre en œuvre même des réformes d’ampleur modestes. Le plan relativement mesuré proposé par Michel Barnier pour réduire le déficit a rencontré une opposition importante, provenant tant de la gauche que de la droite de l’échiquier politique. Une telle polarisation rend difficile toute avancée significative et renforce l’incertitude sur la situation économique du pays. Je dois dire qu’en tant qu’économiste, je suis de plus en plus inquiet quant à la situation politique en France.Selon le Baromètre des décideurs (L’Express-Viavoice-HEC-BFM Business) publié le 26 novembre dernier, 53 % des Français privilégient les coupes budgétaires pour assainir les comptes publics plutôt que les hausses d’impôts. Comment convaincre les 47 % restants ?L’argument, particulièrement éclairant lorsqu’on compare la France à l’Allemagne, repose sur une différence cruciale : bien que l’Allemagne a ses propres défis, comme la nécessité de se détourner de la Chine et les questions énergétiques, son ratio dette/PIB, qui s’élève à environ 65 %, lui offre une réelle marge de manœuvre. Ainsi, l’Allemagne, au cours des prochaines années, ne subira pas de pression financière significative de la part des marchés financiers. Elle peut investir par exemple 2 % de son PIB par an pendant les dix prochaines années pour réorienter son économie, moderniser ses infrastructures et ouvrir de nouveaux marchés d’exportation.En revanche, des pays comme la France, l’Italie ou la Belgique, qui ont un niveau d’endettement bien plus élevé, se trouvent dans une situation beaucoup plus contraignante. Ils n’ont pas le même accès à des liquidités à faible coût pour investir dans la croissance, et leur dette plus importante les expose à des taux d’intérêt bien plus élevés lorsqu’ils doivent emprunter. Ce manque de flexibilité financière peut rapidement engendrer un cycle vicieux : une croissance anémique, un endettement croissant, et un pouvoir d’achat qui stagne ou même recule en comparaison avec des économies dynamiques comme celle des États-Unis.Si la France refuse de s’engager dans des réformes sérieuses, sa position se détériorera lentement mais sûrementD’après vous, la France, mais aussi l’ensemble de l’Europe devraient s’inspirer de la Grèce pour sa dette et appliquer les mêmes recettes… Pensez-vous vraiment que les Français soient prêts à accepter la cure d’austérité imposée aux Grecs au début des années 2010.C’est une question qu’on se pose souvent à Bruxelles [Rires]. À mon avis, l’expérience grecque offre des enseignements précieux. Premièrement, les réformes de type “big bang” – rapides et brutales – ne sont ni politiquement ni socialement viables. La crise grecque l’a montré clairement, notamment dans ses premières années où le niveau d’austérité imposé était tout simplement insoutenable. On a observé la même chose en Irlande lors de la période de sauvetage. Agir de manière trop intense et précipitée risque de provoquer un rejet massif de la part des responsables politiques et de la population, pouvant mener à des situations sociales explosives. Dans le cas de la France, une tentative de réformes trop radicales pourrait alimenter la montée de figures comme Marine Le Pen, conduisant à un renforcement de leur influence au sein de l’Assemblée nationale lors des prochaines élections. Il faut donc absolument éviter cette approche.La deuxième leçon, tout aussi importante, est que les réformes doivent être pensées sur le long terme. En Grèce, la transformation économique et structurelle s’étend désormais sur plus d’une décennie. Bien sûr, la Grèce partait d’une situation particulièrement complexe, avec des défis tels que la réforme de l’administration fiscale ou l’intégration des emplois informels dans le système de sécurité sociale. Ces efforts ont cependant produit des résultats significatifs. Comme par exemple la numérisation des services, comme les taxis grecs désormais connectés à des plateformes numériques garantissant des tarifs transparents, a amélioré la vie quotidienne tout en contribuant à l’efficacité économique. Ces petits changements cumulés ont permis au gouvernement de stimuler la croissance, de générer des excédents budgétaires et de redistribuer les ressources de manière plus équitable.Ainsi, les réformes doivent être progressives, mais elles ne peuvent réussir sans un parti politique capable de les porter et de le mettre en œuvre sur le long terme.Si la France ne mène pas les réformes économiques suffisantes, sa place dans le peloton de tête des pays de l’Union européenne est-elle menacée ?Si elle refuse de s’engager dans des réformes sérieuses, sa position se détériorera lentement mais sûrement par rapport aux autres grandes économies mondiales. La France ne va pas se réveiller un matin en se disant “mon Dieu,nous ne sommes plus la deuxième plus grande économie d’Europe. Non, ce sera un processus progressif de déclin économique, qui se traduira également par une diminution de son influence politique. Par exemple, en 2027 commencera un nouveau cycle budgétaire de sept ans pour le prochain budget de l’Union européenne. Les pays contributeurs nets jouent un rôle central dans la définition des priorités et des orientations du budget de l’UE. Si la France se retrouvait affaiblie économiquement, cela modifierait profondément la perception qu’ont les autres États membres de son rôle et de son influence.Comparer les Etats-Unis et l’Europe, c’est comme comparer des pommes et des orangesTraditionnellement, à Bruxelles, le moteur franco-allemand est perçu comme un pilier essentiel de l’Union européenne. Mais un affaiblissement économique de la France pourrait la faire glisser vers une position plus marginalisée, semblable à celle de l’Italie, un pays souvent cité comme exemple d’instabilité économique et budgétaire chronique. Ce “modèle italien” est précisément ce que la France doit s’efforcer d’éviter à tout prix. Car une France forte et stable économiquement est essentielle pour maintenir la dynamique du partenariat franco-allemand et, par extension, pour la cohésion de l’Union européenne.Vous semblez plus inquiet pour la France que pour l’Allemagne qui elle aussi n’est pas en très grande forme…Oui. Principalement parce que je pense qu’une grande partie des problèmes de l’Allemagne sont psychologiques. L’attachement des Allemands au frein à l’endettement est profondément ancré, notamment pour des raisons historiques, mais il est probable que ce paradigme évolue après les prochaines élections fédérales. Les pressions économiques et structurelles forceront les Allemands à investir davantage, car ils n’auront tout simplement pas d’autre option.Si l’on compare les économies de la France et de l’Allemagne à travers, disons, dix grands secteurs ou autres aspects, la France obtiendrait de meilleurs résultats en matière d’énergie, d’ouverture aux affaires, de transports publics, de services publics, etc. Cependant, ces forces ne peuvent se maintenir à long terme sans une stabilité budgétaire solide. Un déséquilibre persistant compromettrait la capacité du pays à financer ces avantages, les rendant insoutenables.L’axe entre Berlin et Paris est mal en point. Où se situe le leadership européen désormais ?La situation est particulièrement complexe. Nous nous retrouvons face à un Paris affaibli et divisé, un Berlin également en difficulté, et d’autres pays cherchant à occuper l’espace laissé vacant. La Pologne, avec Donald Tusk, aspire à jouer un rôle de leader. Cependant, la stabilité de son pouvoir politique est loin d’être assurée, notamment à l’approche des élections présidentielles l’année prochaine. Par ailleurs, la Pologne demeure historiquement très alignée sur les États-Unis, sans doute davantage que les pays d’Europe occidentale. Or, elle pourrait bientôt se heurter à une situation où Donald Trump pourrait chercher à conclure un accord avec Vladimir Poutine sur l’Ukraine. Étonnamment, les Italiens, avec Giorgia Meloni, apparaissent comme un modèle de stabilité à l’heure actuelle. Cependant, la position de l’Italie est fragile sur le plan économique et ne semble pas viable à long terme. Pour les deux ou trois prochaines années, toutefois, les aspects conservateurs de la politique de Meloni pourraient lui valoir une influence accrue dans les relations transatlantiques, selon certains à Bruxelles. Même si rien n’est garanti, car menés par Donald Trump, les Etats-Unis pourraient privilégier une approche plus transactionnelle que stratégique vis-à-vis de l’Europe, rendant incertaine la concrétisation de ce scénario.On parle beaucoup du décrochage économique de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?Pour moi, c’est comme comparer des pommes et des oranges. Tout d’abord, ce qui a été publié dans le rapport Draghi, tout le monde le sait déjà. Il n’y a rien de nouveau. Ce débat, centré sur les faiblesses structurelles de l’Union européenne, existe depuis des années. Le fond du problème, c’est qu’au cours de la dernière décennie, l’UE semble avoir délaissé les piliers qui ont initialement assuré son succès économique. Ces “vieux dossiers”, comme l’harmonisation des droits de douane ou des réglementations sur des produits comme les textiles, peuvent sembler ennuyeux, mais ils sont essentiels. Pourtant, l’UE s’est orientée vers des ambitions plus globales, qu’on les approuve ou non : prendre le leadership sur le climat, l’égalité des sexes, l’aide au développement, etc. Si ces enjeux sont importants, une partie des décideurs, notamment à droite de l’échiquier politique à Bruxelles, estiment que pour rester un acteur compétitif à l’échelle mondiale, il est urgent de revenir à l’essentiel : le marché unique. Malgré ses 450 millions de consommateurs, il demeure inachevé, et c’est là que les efforts doivent se concentrer.Par ailleurs, l’autre limite quand on compare l’Europe avec les États-Unis, est d’ordre culturelle. Les Américains peuvent maintenir une économie florissante et investir davantage dans l’innovation parce qu’ils n’intègrent pas les mêmes modèles de protection sociale que les nôtres. L’Europe accorde une grande importance à la protection sociale, et cela pour de très bonnes raisons. Mais cela ne signifie pas que ces systèmes ne peuvent pas être réformés et rendus plus durables pour les générations futures, surtout dans un contexte de vieillissement de la population, avec moins d’enfants et un ratio démographique qui change. Donc je pense que la solution à long terme pour l’Europe se situe probablement quelque part entre les deux. Mais ce qui manque aussi à l’Europe aujourd’hui, selon moi, c’est un changement de mentalité.C’est-à-dire ?Une grande partie de l’Europe occidentale vit ce que j’appellerais une forme de “richesse contrariée”. Nous avons la chance incroyable de vivre dans une région riche, sûre et prospère, mais beaucoup ressentent un désenchantement. Il y a une prise de conscience, notamment chez les jeunes, que les générations précédentes ont connu l’âge d’or de l’après-guerre – les fameuses “Trente Glorieuses”. En comparaison, notre époque est marquée par des défis différents, mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas avoir des vies confortables. Ce qu’il faut, c’est le courage de s’adapter en permanence. Cela revient à un retour aux fondamentaux : remettre l’économie européenne sur de bons rails, générer des emplois de qualité, en particulier pour les jeunes qui peinent à s’insérer sur le marché du travail et à construire un avenir stable et se concentrer sur des sujets qui sont essentiels à la compétitivité économique et à la création d’opportunités pour les générations futures, comme le marché unique, vous savez, ces fameux sujets “ennuyeux” dont je vous parlais [Rires].
Author : Laurent Berbon
Publish date : 2024-12-03 15:00:00
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Author : MondialnewS
Publish date : 2024-12-03 15:09:44
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