Et si nous pouvions être, demain, plus intelligents ? D’aucuns en rêvent et injectent des sommes pharaoniques pour fabriquer cet élixir d’acuité. Parmi les plus célèbres d’entre eux, Elon Musk, éminence grise du désormais locataire de la Maison-Blanche, Donald Trump. Son entreprise spécialisée dans le développement d’interface cerveau-machine, Neuralink, a récemment annoncé avoir permis à un patient paralysé de jouer à des jeux vidéo et de concevoir des objets 3D par la seule pensée. Aussi, parle-t-on davantage de “réparation” des facultés que “d’augmentation”.Mais pour Raphaël Gaillard, auteur de l’essai L’Homme augmenté (Grasset, 2024) et lauréat de la première édition du prix littéraire et scientifique Ada* dont L’Express est partenaire, “le développement de l’hybridation reste inéluctable”. Dans un entretien passionnant accordé à L’Express, le psychiatre élu à l’Académie française raconte les enjeux de l’augmentation, les risques qu’elle fait peser sur les individus et sur la compétitivité des Etats, tout en expliquant pourquoi nous avons toutes les raisons d’hybrider nos capacités cognitives avec l’intelligence artificielle…L’Express : Qu’est-ce que l’homme augmenté, et existe-t-il ?Raphaël Gaillard : Un humain qui aurait bénéficié d’une technologie d’augmentation – chimique ou numérique – de ses capacités cognitives. 20 % des chirurgiens allemands ont déjà utilisé des drogues stimulantes, de même que deux tiers des étudiants de premier cycle dans une grande université américaine. Ainsi, l’augmentation chimique est très largement répandue. En revanche, en ce qui concerne les interfaces cerveau-machine, c’est encore du domaine de la recherche et c’est déjà un projet majeur. Maintenir une attention continue, par exemple pour un militaire, pourrait devenir essentiel et ça fonctionne déjà. À noter néanmoins qu’il n’est pas possible d’augmenter l’ensemble de nos facultés. L’action sera ciblée sur une ou deux.Cette tentation n’est-elle pas liée au développement du progrès technologique, et de l’intelligence artificielle notamment, capable de rédiger des paragraphes entiers ou de résoudre des problèmes complexes en seulement quelques secondes ? N’y a pas là une volonté de rattraper la machine ?C’est tout le sujet de l’entreprise d’Elon Musk. Bien que l’on ait plein de choses à lui reprocher, c’est un visionnaire. Lorsqu’il crée Neuralink en 2016 – avant l’avènement des IA génératives, donc – il explique que les progrès technologiques sont tels que nous n’aurons pas d’autres solutions que de nous hybrider avec la technologie. À défaut nous serons laminés. Face à la puissance de l’intelligence artificielle, nous chercherons à nous augmenter. Ce qui passe soit par s’hybrider avec l’intelligence artificielle, soit via des molécules qui viennent augmenter la capacité des neurones à faire leur office, à produire notre intelligence : les smart drugs.Que répondez-vous à ceux qui, comme vous l’écrivez dans votre ouvrage, “conspuent dans les salons littéraires” cette hybridation et plus largement, les avancées technologiques en matière d’intelligence artificielle ?Ce développement est inéluctable. Se maintenir en dehors de ce champ, c’est s’exclure. En outre, l’intelligence est ce qui fait de nous des êtres humains. Ne pas avoir l’ambition d’être plus intelligent, de ne pas goûter à cet élixir de puissance intellectuelle, est en ce sens curieux. Il faut toutefois avoir conscience des risques. Je suis persuadé qu’une partie d’entre nous ne supportera pas cette augmentation.Justement, quelles seraient selon vous les principales conséquences d’une généralisation de l’augmentation ?Notre cerveau est déjà dans un état de surchauffe, il ne se supporte plus. Si on pousse ses capacités, il est fort probable qu’il connaisse davantage de bugs. C’est-à-dire, des troubles psychiques tels que la schizophrénie, la dépression, ou encore l’anxiété – dont on ne comprend d’ailleurs pas pourquoi elles sont si fréquentes. Cette récurrence est en fait le prix à payer de la puissance de notre cerveau. Si on augmente cette puissance, le prix à payer va lui aussi augmenter. Jusqu’à parler de bifurcation entre génies et zombies. Certains vont effectivement être augmentés par ces technologies d’hybridation – qu’elle soit biologique ou numérique – d’autres à l’inverse, ne le supporteront pas et seront les grands brûlés de l’augmentation.Doit-on en conclure que plus l’on est intelligent, plus l’on est malheureux ?C’est un propos classique de la philosophie et de la littérature. René Char disait : “La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil”. Par lucidité il faut comprendre l’intelligence. L’intelligence vous dessille, vous montre la réalité du monde et vous amène à en considérer la violence. On peut également parler d’imbéciles heureux. Prenons un exemple trivial : celui de la cocaïne, qui est une drogue interdite. Pour la grande majorité des personnes qui en consomment, elle a peu de conséquences négatives, et donnera l’impression d’une puissance accrue. Mais pour une fraction d’entre eux, il sera impossible de ne pas en consommer à nouveau. Le cercle vicieux de l’addiction débute et c’est une vie dévastée par la drogue.Faut-il s’attendre à un nouveau creusement des inégalités ? À la fois à l’échelle micro – des individus – mais peut-être aussi au niveau macro entre d’un côté les Etats qui autoriseront ces technologies d’augmentation et ceux qui freineront leur généralisation.A moins que les Etats ne décident de rembourser l’augmentation – ce qui serait un choix politique majeur – tout le monde n’aura pas le même accès à ces technologies, donc le fossé se creusera entre les plus aisés et les classes populaires. Certains Etats à l’instar des pays du golfe, de la Chine, des Etats-Unis sont néanmoins susceptibles d’aller beaucoup plus vite dans cette démarche. Outre-Atlantique, une majorité de couples sont déjà prêts à augmenter le QI de leur enfant via la manipulation génétique. L’Europe mettra – je l’espère – des garde-fous éthiques. Mais je ne me fais guère d’illusion sur le fait que ça ne permettra pas d’arrêter la vague. Ce désir d’augmentation de l’intelligence est trop puissant. Et si la France ou l’Europe s’installent dans une position de grande régulation face à des pays qui eux font le choix de foncer, nous nous retrouverons simplement déclassées.Dans son rapport, Mario Draghi alerte sur le risque que le retard de l’Europe dans le domaine de l’intelligence artificielle – à l’instar de celui qu’a connu la première révolution Internet -creuse l’écart de productivité entre les États-Unis et l’Europe. Votre analyse est-elle la même ?Je ne serai pas aussi défaitiste. Si la fuite des cerveaux, aspirés par la big tech américaine, est un problème majeur, il existe encore une puissance d’ingénierie et de recherche en Europe qui peut faire beaucoup. Il s’avère que nous sommes porteurs en Europe d’une culture qui, elle, constitue justement les fondations à partir desquelles on peut faire le plus d’intelligence. Ce qui a rendu ChatGPT intelligent, ce n’est pas d’avoir vu des images, mais d’avoir été traversé par des millions de pages. Ce qui rend intelligent, c’est de lire. Les acteurs européens ont la chance de pouvoir s’appuyer sur une culture immense et non pas sur des références génériques ou des pages Wikipédia. Nous avons sous la main tout ce qu’il faut pour éduquer des cerveaux humains, mais également des cerveaux artificiels. Je pense que les acteurs européens de l’IA commencent à le comprendre.Celui qui se fait aider par ChatGPT pour réfléchir a tout compris. Il hybride son intelligence avec l’IA.Raphaël GaillardL’IA vous sert-elle dans votre métier de psychiatre ?Je l’utilise très souvent. Que ce soit pour coder – ChatGPT code avec une aisance et une puissance remarquables – ou pour poser par exemple la question de possibles interactions entre des traitements différents, réfléchir à des stratégies médicamenteuses. J’interagis avec ChatGPT tous les jours. Je précise que ce n’est jamais la connaissance que je vais chercher auprès de l’IA générative. Il y a une méprise dans la population en général, selon laquelle ChatGPT serait une sorte d’encyclopédie. Ce n’est pas le cas, et ce robot conversationnel donne souvent des réponses fausses à des questions très précises. En revanche, l’utiliser comme interlocuteur, dans une version socratique de dialogue, permet d’améliorer ma compréhension, de pousser ma réflexion. Un étudiant qui fait écrire sa lettre de motivation ou son mémoire par ChatGPT se remarque très vite. En revanche, celui qui se fait aider par ChatGPT pour réfléchir a tout compris. Il hybride son intelligence avec l’IA.Concernant les implants cérébraux que vous évoquez largement dans votre essai, on parle énormément de Neuralink, certainement parce qu’Elon Musk en est à la tête. Existe-t-il beaucoup d’autres initiatives dans le domaine, et sont-elles aussi avancées ?Premièrement, Neuralink n’a pas été le premier à se lancer dans l’aventure. L’invention de la technique consistant à mettre des électrodes dans le cerveau pour soigner des maladies neurologiques – en l’occurrence la maladie de Parkinson – date d’il y a 30 ans. Il s’agit même d’une invention française du professeur Alim Benabid qui a reçu le prix Lasker en 2014 – l’antichambre du Prix Nobel de médecine – et qui a permis de traiter quasiment 100 000 patients dans le monde. Mettre des interfaces cerveau-machine pour restaurer la capacité d’une personne qui a perdu la motricité afin de commander un bras mécanique ou d’écrire par la pensée, sont des choses qui ont été réalisées au début des années 2020, soit avant les premières implantations d’Elon Musk chez l’homme. Ce qui confère à Elon Musk sa puissance dans le secteur est une puissance financière : une vingtaine de millions pour ces technologies à l’hôpital Sainte-Anne, 300 millions pour Neuralink. En outre, Musk a la capacité de transformer l’essai, même quand il se plante. C’est aussi une différence entre les Etats-Unis et la France. Lorsqu’un entrepreneur se plante en France, on se gausse, outre-Atlantique on dit simplement, “il fera mieux la prochaine fois”.Cela vous inquiète-t-il qu’un homme comme Elon Musk soit à la tête d’ambitions aussi grandes que celle d’augmenter l’humain ?Ce qui m’inquiète est qu’il ne prend pas en considération le fait que l’augmentation de l’homme sera à l’origine d’une immense souffrance pour beaucoup de personnes. Peut-être se dit-il “tant pis pour ceux qui seront fracassés, tant qu’une autre partie est plus intelligente qu’elle ne l’aurait été sans ces implants”.Neuralink communique également sur l’idée que la recherche pour l’augmentation bénéficiera également à la réparation. L’un ne pourrait-il pas en effet servir l’autre ?Peut-être. Reste qu’il a toujours insisté sur le fait que son but à lui était l’augmentation. Et on y arrivera. Raison pour laquelle il faut anticiper l’augmentation des troubles psychiques. Il faut donc davantage développer la recherche, les moyens destinés à soigner la santé mentale.L’hybridation a cette faculté de rendre inutile ce qui l’était autrefois. Comme mémoriser un numéro de téléphone par exemple…L’hypothèse est de dire qu’on libère de la bande passante en consacrant notre cerveau à des choses qui seraient plus utiles ou plus intéressantes que retenir les huit chiffres constituant un numéro de téléphone. En fait, toute l’histoire montre que chaque fois que l’on a pensé libérer de la bande passante, au contraire on la saturait davantage. C’est-à-dire que tout ce que l’on a reçu comme informations a été très largement supérieur à tout ce dont on s’est allégé par l’externalisation de la compétence. On sait très bien aujourd’hui que l’on reçoit et génère beaucoup plus d’informations qu’il y a une décennie ou plus encore. L’amélioration technologique s’accompagne d’un effet de saturation supplémentaire. L’augmentation actuelle des troubles psychiques est peut-être la conséquence de cette hybridation avec nos objets connectés, et on observe d’ailleurs la tentation d’un exode informationnel.L’intelligence artificielle aussi aurait besoin de repos !De nombreuses démonstrations des études mettent en effet en avant l’apprentissage nécessite des formes de mise en pause qui sont analogues à notre sommeil qui sont garantes de la qualité de la mémorisation future.Votre ouvrage déborde de références historiques, cinématographiques, musicales, littéraires. Vous avez été élu à l’Académie française au printemps dernier au siège de Valéry Giscard d’Estaing. Comment en êtes-vous arrivé là ? La littérature vous aide-t-elle à comprendre vos patients ?Bien sûr ! Je pense que pour soigner, en psychiatrie, mais je dirai également pour l’ensemble de la médecine, il faut être un scientifique, mais également avoir le goût du récit, car c’est ainsi que s’établissent la plupart des diagnostics et que se construit la relation de soin. Concernant ce fauteuil, Valéry Giscard d’Estaing était lui-même successeur de Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal. Il est de coutume qu’un médecin siège à l’Académie française pour une raison simple : l’institution travaille à l’élaboration de travailler d’un dictionnaire. Un médecin – davantage qu’un pur scientifique dont l’expertise est très précise – peut s’avérer utile pour définir les termes techniques qui font partie de la langue française. En outre, l’Académie française s’est peut-être dit qu’il lui fallait s’emparer de ces enjeux que constituent l’intelligence artificielle, et plus généralement l’ensemble des nouvelles technologies.Accepteriez-vous de vous faire mettre un implant cérébral ? Et si oui, quelle fonction cognitive choisiriez-vous d’augmenter ?Bonne question ! (rires) Plutôt qu’une interface cerveau-machine, je pense que j’expérimenterais dans un premier temps, les différentes smart drugs. Dans le cadre d’un protocole de recherche j’ai d’ailleurs pu expérimenter les effets sur la conscience des psychédéliques. Toutefois, si j’avais une maladie qui pouvait être soignée par une de ces technologies, je n’hésiterai pas un seul instant. A vrai dire, je crois que nous sommes fondamentalement hybridés par la lecture et l’écriture, et que cette hybridation primordiale qui date de 5000 ans non seulement nous augmente, mais pourrait nous préparer à cette nouvelle hybridation technologique, et en réduire les effets secondaires. Certes nous avons connu quelques “maladies textuellement transmissibles”, pour citer Pennac, mais ce fut dans l’ensemble une réussite : donnons-nous les moyens de transformer l’essai !*Elle fut l’une des pionnières des sciences informatiques et de l’algorithme : Ada Lovelace, comtesse britannique du XIXe siècle a inspiré un nouveau prix littéraire, le Prix Ada, auquel L’Express s’associe. Pour sa première édition, le jury, présidé par Laurence Betrand Dorléac de la Fondation nationale des sciences politiques, a couronné deux lauréats : Noham Selcer pour Les chaînes de Markov (Gallimard), dans la catégorie Romans, et le psychiatre Raphaël Gaillard pour L’Homme augmenté (Grasset), dans la catégorie Essais.
Author : Ambre Xerri
Publish date : 2025-01-23 07:00:00
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Publish date : 2025-01-23 07:08:27
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